Bernard Dargassies
Pendant de nombreuses années, Bernard Dargassies, facteur d’orgues reconnu, a harmonisé et entretenu l’orgue de l’appartement des Duruflé et celui de Saint Étienne du Mont. Au fil du temps de solides liens d’amitié se sont tissés. Il nous livre ses souvenirs.
Facteur d’orgues, était-ce une vocation ?
Il faut revenir 53 ans en arrière quand en 1972 je suis entré dans la maison Gonzalez. En fait, je voulais faire ce métier dès l’âge de 12 ans. Deux éléments ont réellement contribué à ce déclic
Tout d’abord, l’esthétique musicale, à laquelle j’étais très sensible, sans doute parce qu’enfant je baignais dans ce milieu. Dans ma famille on était musicien. Mon grand-père jouait fort bien du violoncelle et ma grand-mère excellait au piano, ma mère également en bon amateur. Et puis j’avais été saisi par l’orgue et le son qu’il produit. Pourtant approcher un tel instrument que je ne maîtrisais pas était pour moi un défi qui me paraissait inatteignable et que je n’imaginais même pas. A l’époque l’orgue était en tribune, et nous, en bas, loin de la familiarité d’aujourd’hui, on ne montait pas à la tribune sans y être invité. Aujourd’hui cela ne semble plus de mise. Ma mère avait donc demandé par écrit à la paroisse si je pouvais monter à l’orgue, ce qui me fut accordé.
A Notre Dame de Passy, l’orgue était tenu par Raphaël Tambyeff. J’ai été séduit par la machine, par sa complexité et par ses harmonies. Et Raphaël avait à cœur d’harmoniser tous les cantiques de façon formidable, même les plus abominables. Cette période a été déterminante pour moi dans le choix de mon avenir professionnel.
Peu assidu à l’école, mes parents ne prêtaient guère attention à mon aspiration et n’y croyaient guère. En réalité, ils se demandaient ce qu’ils allaient faire de moi. Je suis resté une année à Janson de Sailly puis ayant été poussé dehors gentiment, mes parents m’ont inscrit en apprentissage dans un lycée technique pour apprendre le dessin industriel. Je n’étais ni scolaire ni très intéressé et je détestais les maths jusqu’au jour où, découvrant la facture d’orgues, j’ai pu apprécier les maths appliquées.
Votre volonté d’atteindre l’orgue est-elle venue de votre penchant pour la musique ?
Oui et non. J’aimais la musique en auditeur uniquement. Ma mère m’a offert des cours de piano, j’y suis allé peu de fois. Par ascendance basque, je suis têtu et je voulais prouver à ma famille que j’en avais les capacités. A 18 ans, en octobre 1972, après avoir posé ma candidature dans plusieurs établissements, la Maison Danion Gonzalez m’a ouvert ses portes pour un apprentissage. Ne sachant distinguer les différences entre les maisons, je suis tout simplement rentré dans l’une de celles que Raphaël Tambyeff avait conseillé à ma mère. Mais j’avais obligation de poursuivre et terminer mes études.
J’y suis resté jusqu'en avril 1979 avant de m’installer à mon compte tout en restant représentant de la Maison Gonzalez à Paris. J’avais au plus 8 ans d’expérience.
Dans qu’elle circonstance avez-vous rencontré les Duruflé ?
Je suis entré la première fois chez les Duruflé en 1973. J’étais impressionné par ce couple mythique et extraordinaire. Nous étions dans un autre monde rendu merveilleux par l’ambiance qui y régnait et par la vue extraordinaire sur les toits de Paris. Nous aurions pu être dans un studio de jeunes étudiants : il y avait des rouleaux de papier peint poussiéreux parmi des boîtes en carton ficelées sous le piano Érard, lesquels étaient stockés depuis longtemps semblait-il, des partitions çà et là. Plus tard après leur accident, vint s’ajouter une vieille télévision en noir et blanc, posée sur une planche soutenue par les bras d’un vieux fauteuil « club ».
En 1974 l’orgue de Saint Étienne du Mont fit l’objet d’une ré-harmonisation totale par Jacques Bertrand*. Je n’étais qu’apprenti et j’observais le dialogue quotidien entre Maurice Duruflé et l’harmoniste. Bien des détails me semblaient très abstraits et il me fallut du temps pour les comprendre et surtout les discerner. Deux jeux furent ajoutés : une octave de Basson 32 et une Trompette en Chamade. Après avoir goûté au spectre musical, je découvris avec stupéfaction la complexité de mise en œuvre des transmissions électromécaniques appelées à se greffer à celles d’origine. Ma passion fit que j’en maîtrisai rapidement les principes et les subtilités. Certaines prestations ont même été payées par Maurice Duruflé. Mais à cette époque, je n’étais que l’assistant de Jacques Bertrand. Je n’intervenais pas sur l’orgue mais j’ai beaucoup appris. Si je suis devenu facteur d’orgues c’est à eux deux que je le dois. et ce sont les Duruflé et Gaston Litaize qui m’ont poussé vers l’harmonie.
Quels étaient les comportements de Maurice Duruflé pour ses choix esthétiques ?
Maurice Duruflé était un perfectionniste de haut vol. On aurait pu penser qu’il cherchait tellement la perfection qu’il aurait pu ne pas supporter ce qu’il écrivait. Combien de pages a-t-il déchirées, raturées, gommées, supprimées… Il changeait d’avis tous les jours. Quant à ses instruments, nous travaillions en équipe pour ajuster ou procéder à de légères modifications sensées apporter d’indispensables sonorités. Cependant il n’imposait jamais, car ouvert à l’échange, il justifiait toujours ses choix.
Pour la facture de son orgue il se comportait de la même façon : ce qu’il avait demandé à l’harmoniste la veille était le contraire le lendemain. En fonction de son esprit créateur, l’orgue devait répondre à ses critères techniques du moment. A tel point qu’au terme d’avancées multiples, l’orgue était passé de 5 jeux en 1959 à 19 jeux en 1962.
Maurice Duruflé, revenant régulièrement sur ses précédentes indications, se remettait toujours en question et il convenait de le comprendre. Peut-être réfléchissait-il un peu trop. Plus tard je me suis permis et risqué de le lui dire.
C’était un homme intimidant avec un regard perçant mais qui cachait une grande gentillesse. En 1974 je suis allé le dépanner pour la première fois., mon patron m’ayant demandé la veille au soir d’aller le lendemain matin chez lui. J’étais terrorisé. Connaissant sa réputation, il fallait être très ponctuel. J’ai eu un accueil extrêmement chaleureux de Maurice et Marie-Madeleine. J’avais 20 ans.
Parlez-nous de l’homme et son caractère.
De mauvaises langues disaient (et disent encore) de Maurice qu’il était dur, qu’il avait un caractère épouvantable et qu’il était pingre. J’affirme qu’il était tout autre. Seulement, il ne supportait ni l’imposture, ni les familiarités ou encore moins la vulgarité. Nos échanges me l’ont démontré. Lorsque je sonnais à sa porte pour effectuer un dépannage sur son orgue, j’étais toujours accueilli par « bonjour, cher ami, merci d’être venu ». Il appelait Marie-Madeleine qui me gratifiait d’ une chaleureuse embrassade.
Il me disait en quelques mots de quoi avait besoin l’instrument. Nous ne parlions jamais de banalités et le silence régnait.
Quels souvenirs gardez-vous de l’homme ?
Il s’exprimait de manière contenue et posée. Certes je n’étais pas son élève. Sinon, cancre que j’aurais été, j’aurais mérité des réprimandes avec l’intensité qui s’imposait. S’il pouvait se mettre en colère ce n’était jamais avec moi. Au moment de repartir, je bénéficiais de paroles encourageantes et il me glissait un billet, de la manière la plus élégante, parfois de belles sommes.
J’étais très ému qu’une telle personne avec laquelle je partageais le même langage me donne sa confiance.
C’était un homme très ponctuel, méthodique chaleureux, voulant toujours faire mieux et s’excusant toujours de ses demandes, sans jamais imposer. Il était modeste dans son attitude. il expliquait et était très ouvert à l’échange et à la discussion.
Par contre il m’est arrivé d’assister à un cours d’harmonie où l’élève était terrorisé par les remarques un peu acerbes de Maurice voulant le corriger car il impressionnait et ne voulait pas perdre du temps. L’apprentissage avec M Duruflé était assez dur. Il attendait le bon moment pour interrompre son élève qui devait alors écouter et comprendre immédiatement. Le couple s’entendait à merveille et se complétait. Il aimait entendre jouer ses propres œuvres sous les doigts de Marie Madeleine.
Quels ont été vos rapports avec Marie-Madeleine après le décès de son époux ?
Une année après le décès de Maurice, je revins m’occuper de son orgue, tout comme ceux de Saint Étienne du Mont. Évidemment, l’ambiance était plus détendue, plus joviale, la joie du Midi, tout en observant la même intensité professionnelle. J’avais l’impression de faire partie de la famille de Marie-Madeleine. Elle m’a toujours encouragé et fait en sorte que j’avance et me démarque. Avec Gaston Litaize, elle m’a fortement incité à reprendre la Maison Gonzalez qui m’avait formé. Grâce à leur soutien, j’ai pu obtenir des chantiers auxquels je n’aurais pu accéder alors que ma petite entreprise, ouverte en avril 1979 et qui ne comptait que trois puis cinq personnes. Enfin nous passions à trente.
En 1991-1992 mon entreprise fut chargée d’un grand relevage à Saint Étienne du Mont: nous remplacions les transmissions après la magnifique rénovation de l’église. Marie-Madeleine me fit part de quelques souhaits et doléances quant à l’harmonie de certains jeux, ce à quoi je souscrivis sans réserve, d’autant que nos choix convergeaient totalement et respectaient l’esprit de Maurice. Marie-Madeleine participa, elle aussi, aux dépenses : combinateur, réparation et re-placage partiel des claviers, lesquels avaient pris l’eau.
Avez-vous des souvenirs plus personnels à nous confier ?
Je me suis surtout rapproché de Marie Madeleine en 1981. La restauration de l’orgue de St Joseph-des-Nations à Paris dans le 11e. a marqué inopinément le début d’un rapprochement avec Marie-Madeleine. L’instrument étant prêt, avec le titulaire nous voulions un grand nom pour l’inauguration, et j’ai pris contact avec Marie Madeleine pour lui demander si elle accepterait de l’inaugurer. Elle était encore très marquée par leur accident survenu six ans auparavant. Elle ne voulait plus vraiment jouer. Sortant de ma réserve, j’ai beaucoup insisté et l’ai quasiment forcée à venir.
Après réflexion, elle a accepté à et posé deux conditions : que nous venions la chercher en voiture et qu’elle puisse tester l’orgue préalablement. Avec son talent et sa curiosité coquine elle en a tiré des sons magnifiques. Elle a alors repris confiance et a donné un concert merveilleux.
En 1989, nous célébrions les 10 ans de la réinstallation de l’orgue de variété du Gaumont Palace à Nogent-sur-Marne dont j’ai été titulaire de janvier 1985 à mars 2014. Marie Madeleine ne jouait plus depuis 1981. Je lui à nouveau ai demandé de le jouer , non pour un programme de variétés mais pour un programme « à la Saint Étienne du Mont ». Or ils avaient déjà refusé tous les deux de jouer sur des orgues de variété aux USA et le Gaumont Palace était un orgue de cinéma, qui n’avait rien à voir avec les orgues classiques. Elle n’a pas eu le snobisme de dire « ah non je ne joue pas de cet instrument » elle a donc voulu le scruter et le tester, et dès la première séance, elle s’est familiarisée avec l’instrument et a accepté.
Elle a fait beaucoup de registrations et en a tiré des sons magnifiques, sur un programme éclectique, dont les variations sur un Noël de Marcel Dupré. Le concert, devant 1500 personnes, a été formidable. Produisant les meilleures sonorités, sous ses doigts, l’orgue sonnait presque mieux en registre classique qu’en variété. Elle lui avait trouvé beaucoup de qualité.
C’est à ce moment, à ma grande insistance qu’elle a repris goût à l’orgue, sa sœur Éliane, la voyant redynamisée m’en a très chaudement félicité. Ainsi je suis fier d’avoir pu remettre Marie Madeleine au clavier.
Par la suite, elle est toujours venue inaugurer les nombreux orgues que j’ai construits ou restaurés** et chaque fois ce fut merveilleux.
Pendant combien de temps avez vous tenu l’orgue de Nogent ?
Je l’ai tenu pendant 25 ans, en tant qu’organiste et y suis resté 40 ans en tant que facteur d’orgues. C’était un orgue de cinéma construit en 1931. J’ai appris à le jouer en autodidacte. Mais pour l’anecdote, lorsque mes parents m’ emmenaient écouter cet orgue, je le trouvais ignoble. J’ai longtemps détesté l’orgue de cinéma puis je me suis mis à l’aimer… suffisamment pour en jouer pendant de longues années et y prendre plaisir. J’ai joué des centaines d’après midi et de soirée et j’en ai fait danser des gens. Lorsque j’en parlais à Marie Madeleine, elle me disait qu’il ne fallait pas avoir honte d’être organiste de cinéma et que le jazz était très formateur. Lorsque qu’elle est venue le voir elle m’a prodigué quelques conseils d’harmonie qui m’ont beaucoup servi.
Vous avez restauré beaucoup d’instruments et quels sont ceux dont vous avez gardé un bon souvenir ?
Je dirai tous, j’ai autant de passion à aller dans un petit orgue de campagne que d’avoir refait l’orgue des Duruflé ou celui de Saint Étienne du Mont. Par contre aujourd’hui je refuse de travailler pour des rabats joie. Je le fais cependant avec plaisir si les gens sont gentils et prévenants.
Quels conseil donneriez-vous à de jeunes musiciens qui veulent jouer du Duruflé ?
D’abord étudier la vie de M. Duruflé (1902-1986) pour mieux le comprendre. Il faut beaucoup de sentiment et d’amour pour l’interpréter. Peu d’organistes savent le faire sur le bon instrument, car il faut un orgue plein de finesse.
Pour conclure, je dois à tous les deux d’avoir compris ma vocation car c’est à partir de 1975 que je me suis professionnellement épanoui.
⋅ ⋅ / ⋅ ⋅
* harmoniste de la maison Gonzalez
** 1981, inauguration de nos travaux sur l’orgue de Saint Joseph des Nations à Paris 11e
1989, célébration des 10 ans de la réinstallation de l’orgue du Gaumont-Palace à Nogent sur Marne, dont j’ai été l’organiste résident de Janvier 1985 à Mars 2014. Les variations sur un Noël de Marcel Dupré eurent un franc succès et l’instrument correspondait parfaitement.
1991, inauguration de l’orgue reconstruit à Saint Jean Bosco à Paris 20e.
1991, inauguration de l’orgue de Saint Étienne du Mont restauré.
1992, inauguration de l’orgue restauré et agrandi de Pont l’Abbé dans le Finistère. Une cassette commandée par l’Association locale a été produite et commercialisés, Jean-Michel Jamet (Société Elyon) à la prise de son et au montage.
1992, inauguration de l’orgue restauré et agrandi de Pont l’Abbé dans le Finistère. Une cassette commandée par l’Association locale a été produite et commercialisés, Jean-Michel Jamet (Société Elyon) à la prise de son et au montage :
Concerto, introduction et allegro Haendel.
Concerto en ré, larghetto Vivaldi.
Nasard en sol mineur Clérambault.
Fugue en ut Buxtehude.
4e sonate, allegro Mendelssohn.
Étude en si mineur Schumann.
Cantabile C.Franck.
Naiades L.Vierne.
Choral improvisé sur le Victimae Paschali Laudes de Tournemire, reconstitué par M. Duruflé.
Prélude et fugue sur le nom d’Alain de Duruflé.
1993, inauguration de l’orgue restauré et agrandi de la cathédrale américaine à Paris 8e.
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